Par un jugement rendu le 14 janvier 2025, la sixième chambre du tribunal administratif de Nice a prononcé l’annulation du marché public conclu entre la Régie Parcs d’Azur et la société Atelier Missor pour la conception et la réalisation d’une statue monumentale de Jeanne d’Arc. Cette œuvre de cinq mètres de haut, en bronze doré à l’or fin, pesant plus de onze tonnes, avait pourtant été inaugurée en grande pompe le 23 octobre 2024 à l’entrée du nouveau parking « Jeanne d’Arc », dans le quartier Borriglione à Nice. Ce jugement marque un tournant contentieux dans une affaire qui, depuis plusieurs mois, cristallise les tensions entre liberté de création, mémoire nationale et rigueur des règles de la commande publique.
La commande, d’un montant de 170 000 euros hors taxe, avait été passée sans publicité ni mise en concurrence, sur le fondement de l’article R. 2122-3 du code de la commande publique, au motif qu’il s’agissait de la création d’une œuvre d’art unique.
Le recours à la procédure négociée sans publicité ni mise en concurrence se fondait sur les dispositions suivantes :
Article R. 2122-3 du code de la commande publique :
« L’acheteur peut passer un marché sans publicité ni mise en concurrence préalables lorsque les travaux, fournitures ou services ne peuvent être fournis que par un opérateur économique déterminé, pour l’une des raisons suivantes :
1° Le marché a pour objet la création ou l’acquisition d’une œuvre d’art ou d’une performance artistique unique ;
[…]
3° L’existence de droits d’exclusivité, notamment de droits de propriété intellectuelle.
Le recours à un opérateur déterminé dans les cas mentionnés aux 2° et 3° n’est justifié que lorsqu’il n’existe aucune solution de remplacement raisonnable et que l’absence de concurrence ne résulte pas d’une restriction artificielle des caractéristiques du marché. »
Ce fondement est au cœur du débat juridique : l’Atelier Missor, défendu par Me Carine Chaix, fait valoir que la Régie n’a pas simplement commandé une statue de Jeanne d’Arc, mais une Jeanne d’Arc de l’Atelier Missor, porteur d’un univers esthétique singulier et d’une signature artistique identifiée. Le collectif Missor est en effet spécialisé dans la figuration monumentale de personnages historiques français, dont il revendique une facture néo-classique inspirée des grands sculpteurs du XIXe siècle.
Saisi par le préfet des Alpes-Maritimes dans le cadre du contrôle de légalité, le tribunal administratif de Nice a rappelé avec rigueur que l’article R. 2122-3 n’instaure pas une dérogation générale, mais une exception strictement encadrée. Il incombe à l’acheteur public de démontrer que l’opérateur retenu est le seul à pouvoir exécuter la prestation pour des motifs artistiques particuliers. Or, dans cette affaire, les éléments fournis par la Régie Parcs d’Azur – portant notamment sur la maîtrise technique du bronze, la réalisation antérieure d’une statue de Napoléon offerte à la Ville, et la cohérence esthétique d’ensemble – ont été jugés insuffisants.
Le tribunal a estimé que la création d’une statue de Jeanne d’Arc ne relevait pas exclusivement de l’univers artistique d’un seul artiste, et qu’aucun élément du dossier ne permettait de conclure à l’impossibilité pour d’autres opérateurs de répondre à la commande. Il a donc considéré que les conditions légales du recours à la procédure sans mise en concurrence n’étaient pas réunies, entraînant la méconnaissance des principes fondamentaux de publicité et d’égalité d’accès à la commande publique énoncés à l’article L. 3 du code de la commande publique.
Constatant un vice d’une particulière gravité affectant le choix même du cocontractant, le tribunal a annulé purement et simplement le marché, sans effet différé. Il a considéré que cette annulation ne portait pas atteinte de manière excessive à l’intérêt général, et a enjoint à la Régie de procéder au remboursement de la somme versée et au retrait de la statue du domaine public.
Alors qu’elle devait se prononcer sur l’appel interjeté par la Régie, la cour administrative d’appel de Marseille, dans une démarche exceptionnelle, a décidé de reporter sa décision pour permettre un examen en formation élargie. La juridiction reconnaît ainsi la portée inédite du dossier, qui pose pour la première fois la question de l’application concrète du nouvel article R. 2122-3 du code de la commande publique dans le domaine de l’art.
Me Chaix, avocate du sculpteur, souligne à cet égard que l’achat d’une œuvre d’art n’est pas assimilable à une acquisition banalisée : « On ne commande pas une œuvre d’art comme on achète un lot de fournitures. Une œuvre est indissociable de son auteur ». Ce raisonnement, centré sur l’identité artistique, s’oppose frontalement à l’analyse juridique classique fondée sur l’objectivation des critères de sélection et la démonstration d’une impossibilité de mise en concurrence.
Au-delà du cas niçois, cette affaire met en lumière un enjeu délicat et croissant dans la commande publique contemporaine : celui de la preuve de l’exclusivité artistique. Le droit positif impose à l’acheteur de démontrer que le recours à un opérateur unique n’est pas artificiellement restreint, et qu’il n’existe aucune solution raisonnable de remplacement. Cette exigence, si elle protège la concurrence, entre parfois en tension avec la logique de la création artistique, où l’originalité de l’œuvre réside précisément dans l’unicité du regard de l’auteur.
Même s’il est tentant, et intellectuellement recevable, de considérer qu’un artiste est, par nature, le seul à pouvoir créer une œuvre portant son empreinte, cette subjectivité ne saurait suffire à écarter les principes structurants du droit de la commande publique. Il faut démontrer l’exclusivité de manière rigoureuse, factuelle, et non simplement stylistique.
En somme, Jeanne d’Arc ne fut pas boutée hors de Nice par les Anglais, mais par le droit public. Et cette éviction juridique soulève une question fondamentale : comment concilier la liberté de création avec les garanties de transparence et de concurrence que requiert l’argent public ? La réponse attendue de la cour administrative d’appel de Marseille, en juillet prochain, pourrait bien faire jurisprudence.