La présentation, fin septembre 2025 au Zurich Summit, de l’« actrice » virtuelle Tilly Norwood a provoqué un vif émoi dans le monde du cinéma. Créée par l’actrice et productrice néerlandaise Eline Van der Velden au sein de son studio Xicoia, spin-off de Particle6, Tilly Norwood se veut la première « talent » numérique susceptible de signer un contrat d’agence à Hollywood. La figure synthétique dispose déjà de comptes sur les réseaux sociaux – son compte Instagram ouvert en mai 2025 réunissait environ 36 000 abonnés fin septembre – et a été révélée au public par un sketch intitulé AI Commissioner, produit à l’aide d’une dizaine d’outils d’IA et dont le script a été en partie généré par ChatGPT.
Ce lancement intervient dans un climat tendu : le syndicat SAG-AFTRA, après le conflit social de 2023-2024, avait déjà imposé aux studios des clauses spécifiques sur l’usage des « synthetic performers ». L’annonce que Tilly pourrait être représentée par une agence artistique a déclenché une réaction immédiate : le syndicat a dénoncé un projet « non centré sur l’humain » et fondé, selon lui, sur l’exploitation d’interprétations humaines sans autorisation ni rémunération.
Plusieurs figures connues – Emily Blunt, Whoopi Goldberg, Natasha Lyonne, Melissa Barrera ou Mara Wilson – ont exprimé leur inquiétude quant à l’impact de tels avatars sur le métier d’acteur et sur la valeur de l’émotion humaine dans l’art dramatique. Certaines agences, dont Gersh Agency, ont publiquement affirmé qu’elles ne signeraient pas un « acteur » d’IA.
Cette controverse trouve un écho dans le secteur musical : quelques jours plus tôt, la chanteuse virtuelle Xania Monet avait signé le premier contrat d’envergure avec un grand label, signalant l’émergence d’un nouveau « star-système numérique ».
La controverse révèle d’abord des tensions avec le droit de la personnalité – le right of publicity, reconnu par de nombreux États, notamment la Californie et New York. Ce droit protège le nom, l’image, la voix et d’autres attributs d’une personne contre une exploitation commerciale non consentie. Or la créatrice de Tilly a admis que le modèle du visage avait été généré à partir d’ensembles de données composites, ce qui soulève la question d’une appropriation illicite de traits individuels.
Se pose ensuite le problème du droit d’auteur. L’entraînement du modèle sur des images et des performances existantes sera-t-il considéré comme un usage équitable (fair use) ou comme une reproduction interdite ? La jurisprudence américaine actuelle refuse d’accorder la protection du copyright à des créations exclusivement produites par une machine ; l’exploitation de l’avatar devra donc reposer sur des droits contractuels et non sur un droit d’auteur autonome.
Les droits voisins des artistes-interprètes sont également en jeu : la réutilisation d’éléments captés dans les expressions ou la voix d’acteurs humains pourrait être qualifiée d’exploitation non autorisée de leurs performances.
Enfin, les accords collectifs conclus avec le SAG-AFTRA imposent la notification et la négociation préalables de tout recours à des « synthetic performers ». Leur non-respect expose les producteurs à des griefs syndicaux et à des boycotts. S’ajoutent les règles de la Federal Trade Commission sur la transparence : un public amené à croire qu’il suit un acteur humain pourrait invoquer un risque de pratique trompeuse.
Le droit français n’a pas d’équivalent du right of publicity, mais il protège le droit à l’image et la vie privée (article 9 du Code civil) ainsi que les droits voisins des artistes-interprètes (Code de la propriété intellectuelle). L’utilisation d’éléments reconnaissables d’une personne, même intégrés dans un visage composite, peut engager la responsabilité civile ou constituer un parasitisme.
L’entraînement d’un système sur des œuvres audiovisuelles ou photographiques se heurte à la directive européenne 2019/790 sur le text and data mining : les titulaires de droits peuvent s’y opposer par un opt-out ; le non-respect de cette faculté d’opposition expose à une action en contrefaçon.
À compter de 2025, le Règlement IA européen (AI Act) impose des obligations de transparence, notamment le marquage explicite des contenus synthétiques. Un producteur qui emploie un avatar tel que Tilly devra informer clairement le spectateur qu’il s’agit d’un acteur virtuel.
S’ajoutent les exigences du RGPD : l’utilisation d’images ou de voix réelles, souvent qualifiées de données biométriques, requiert une base légale adéquate et, dans bien des cas, une analyse d’impact (DPIA), ainsi que le respect des règles relatives aux transferts internationaux de données.
L’émergence de Tilly Norwood symbolise un tournant majeur pour les industries culturelles : l’essor de talents numériques exige de concilier innovation technologique et protection des artistes humains.
La généralisation d’avatars comme Tilly Norwood ou de chanteuses virtuelles comme Xania Monet appelle donc une gouvernance contractuelle et réglementaire solide pour préserver la valeur du travail humain, assurer la loyauté des pratiques et garantir la confiance du public.
Disclaimer : Cette analyse est fournie à titre informatif. Toute décision ou stratégie impliquant l’application du droit américain doit être précédée d’une consultation avec un avocat compétent en droit américain.