


Par un arrêt très attendu rendu le 18 décembre 20251, la Cour de justice de l’Union européenne apporte des clarifications majeures sur les conditions de protection des dessins et modèles communautaires, en particulier dans les secteurs caractérisés par une forte standardisation visuelle et une influence marquée des tendances de mode. La décision s’inscrit dans le prolongement d’une jurisprudence désormais bien établie, tout en apportant des précisions essentielles pour les acteurs du prêt-à-porter, de la chaussure et, plus largement, de l’industrie du design.
L’affaire trouve son origine dans un litige opposant la société espagnole Deity Shoes, titulaire de plusieurs dessins et modèles communautaires (enregistrés et non enregistrés) portant sur des modèles de chaussures, à deux sociétés concurrentes, Mundorama Comfort et Stay Design. Ces dernières contestaient la validité des droits invoqués, soutenant que les modèles litigieux ne présentaient ni nouveauté ni caractère individuel au sens du règlement (CE) n° 6/2002.
Un élément factuel central retenu par la juridiction nationale tenait au mode de création des modèles : ceux-ci étaient, pour l’essentiel, élaborés à partir de catalogues de fournisseurs chinois, proposant des modèles standardisés et des options de personnalisation prédéterminées (semelles, lacets, boucles, couleurs, matières). Les adaptations opérées par Deity Shoes étaient présentées comme marginales, dictées par des impératifs de coûts et par les tendances de la mode.
Face à ces éléments, le juge espagnol a saisi la CJUE de plusieurs questions préjudicielles portant sur l’interprétation des articles 4 à 6 et 14 du règlement n° 6/2002, notamment sur la nécessité, ou non, d’un effort créatif minimal pour bénéficier de la protection.
La Cour rappelle avec force un principe fondamental : le régime des dessins et modèles est distinct de celui du droit d’auteur. Contrairement à la notion d’« œuvre » au sens de la directive 2001/29, la protection du dessin ou modèle communautaire ne suppose aucun seuil minimal de créativité ou d’originalité subjective.
Ainsi, pour bénéficier de la protection, un dessin ou modèle doit uniquement satisfaire aux deux conditions prévues par le règlement, à savoir la nouveauté et le caractère individuel, appréciés au regard de l’impression globale produite sur l’utilisateur averti. La Cour exclut expressément toute exigence supplémentaire tenant à la démonstration d’un effort intellectuel ou créatif particulier de la part du créateur.
S’agissant du caractère individuel, la CJUE réaffirme que son appréciation dépend étroitement du degré de liberté du créateur. Plus cette liberté est restreinte, en raison de contraintes techniques, réglementaires ou fonctionnelles, plus de faibles différences visuelles peuvent suffire à produire une impression globale distincte sur l’utilisateur averti.
La Cour souligne que cette analyse doit être globale et ne saurait résulter d’une juxtaposition de détails pris isolément. L’utilisateur averti n’est ni un consommateur moyen, ni un expert technique, mais un utilisateur doté d’une connaissance approfondie du secteur concerné et d’un niveau d’attention élevé.
L’un des apports les plus significatifs de l’arrêt concerne le rôle des tendances de mode. La Cour juge que celles-ci ne sauraient, en tant que telles, être assimilées à des contraintes techniques ou réglementaires limitant la liberté du créateur. Bien au contraire, la nature même de la mode, évolutive, non permanente et fondée sur l’innovation visuelle, implique une liberté constante de réinterprétation.
Il en résulte que le fait qu’un dessin ou modèle s’inscrive dans une tendance largement répandue n’exclut pas, par principe, la reconnaissance de son caractère individuel. Les éléments issus de tendances de mode ne doivent pas être automatiquement relégués à un rôle secondaire dans l’appréciation de l’impression globale.
La Cour tranche clairement la question de l’utilisation de modèles préexistants proposés par des fournisseurs. Le fait qu’un dessin ou modèle repose sur des caractéristiques visuelles prédéterminées dans un catalogue ne suffit pas, en soi, à exclure sa protection.
Les modifications « ad hoc » apportées par le créateur ne privent pas nécessairement le dessin ou modèle de son caractère individuel. En outre, la titularité du droit au dessin ou modèle, au sens de l’article 14 du règlement, n’implique pas que le créateur ait conçu ex nihilo chaque composant du produit.
Cet arrêt présente une portée considérable pour les entreprises du secteur de la mode, du design et des biens de consommation, dont les processus créatifs s’inscrivent souvent dans des logiques industrielles et commerciales contraintes. Il sécurise la protection de créations issues d’environnements standardisés, tout en rappelant que l’analyse du caractère individuel demeure une appréciation concrète et contextuelle, relevant in fine du juge national.
La décision Deity Shoes confirme ainsi l’équilibre recherché par le droit des dessins et modèles de l’Union : protéger l’innovation visuelle sans ériger la créativité artistique en condition préalable, au bénéfice d’un droit résolument tourné vers l’industrie et le marché
1 CJUE, 2e ch., 18 décembre 2025, aff. C-323/24, Deity Shoes

