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Actualité
19/12/23

La reprise de larges extraits d’un documentaire sans autorisation ne peut être justifiée par la liberté d’expression et le droit de citation

Au secours, l’arrêt Utrillo revient !

Nous attirons votre attention sur ce petit jugement du Tribunal judicaire de Paris du 8 septembre 20231 qui nous ramène 20 ans en arrière au fameux arrêt Utrillo de la Cour de cassation2. Une occasion de rappeler qu’il ne sert à rien de s’escrimer à invoquer la liberté d’expression ou le droit de citation pour justifier la reprise sans autorisation de larges extraits d’un documentaire dans le cadre d’un reportage.

Retour sur les faits : mise à l’écart du droit qui ne fait pas l’objet de discussions

Les faits sont d’une grande simplicité. M. [P] [C] est l'auteur d'un film documentaire intitulé « Mont Blanc, noir de monde ? » qu'il a réalisé entre 2016 et 2018 et qu'il a divulgué sous son nom sur la plateforme Youtube le 23 janvier 2018.

Le 6 août 2018, la société France télévisions a diffusé à la télévision, durant le journal de 20 heures, un reportage intitulé Mont Blanc, victime de son succès dans lequel sont reproduits des extraits modifiés du documentaire de M. [C].

Le 17 avril 2019, le conseil de M. [C] a mis en demeure la société France télévisions de réparer le préjudice résultant de cette contrefaçon de ses droits d'auteur. La société France télévisions a répondu que l'utilisation des extraits litigieux, à les supposer protégeables par le droit d'auteur, s'inscrivait dans sa mission d'information et respectait les conditions de l'exception de courte citation.

Le 4 septembre 2018, une capsule vidéo a été publiée sur la page Facebook de la chaîne France info, éditée par la société France télévisions, et essentiellement constituées d'extraits du documentaire de M. [C], différemment montés et sans mentionner son nom. Le second conseil de M. [C] a réitéré la mise en demeure. N’étant pas parvenu à trouver un accord, il a assigné en contrefaçon de droit d’auteur et parasitisme économique (point que nous n’aborderons pas3). Le tribunal commence par relever, ce qui n’appelle pas de commentaires particuliers, que le documentaire litigieux est bien une œuvre originale, que le titulaire du droit est le réalisateur au sens de l’article L. 113-7 du CPI et qu’il y a bien une reproduction partielle de cette œuvre de l’esprit (voir l’article L. 122-4) dans la reprise des extraits du documentaire. L’intérêt de l’arrêt se trouve dans les exceptions avancées par France Télévision. La chaîne de télévision avançait deux arguments : celui de la liberté d’expression et celui du droit de citation.

Droit d’auteur & liberté d’expression : absence de nécessité de la reprise de l’œuvre

Le Tribunal va donc rappeler ce qui est bien connu depuis la décision Utrillo. La liberté d’expression de l’article 10 et le droit au respect des biens de l’article premier du premier protocole additionnel (qui inclut le droit d’auteur) ont une valeur normative équivalente.

Il convient dès lors de se livrer à la fameuse balance des intérêts. Après des rappels des jurisprudences rendues sur le fondement de l’article 10, le Tribunal judiciaire souligne :

«  Quoiqu'interpellée sur ce point par les écritures adverses, la société France télévisions ne démontre pas en quoi un juste équilibre entre la protection de sa liberté d'expression et celle du droit d'auteur de M. [C] imposait l'utilisation de l'œuvre de ce dernier, de surcroît sans son autorisation, ou serait rompu en cas de condamnation à dommages et intérêts de ce fait. Elle se borne à soutenir que sa condamnation à dommages et intérêts pour réparer le préjudice subi par M. [C] n'est pas nécessaire, ne répond pas à un besoin social impérieux de protection du droit d'auteur au regard du fait qu'il s'agit d'une diffusion dans le cadre d'un journal d'information s'agissant d'un fait d'actualité qu'elle sert, d'absence d'entrave à la libre exploitation de l'œuvre ou de dévalorisation et de la faible ampleur de l'atteinte et constituerait donc une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression.
Le tribunal observe que, à suivre l'argumentation de la société France télévisions, il lui serait permis d'exploiter sans autorisation toutes sortes d'œuvres "en adéquation" avec un sujet d'actualité dès lors que cela n'empêcherait pas leurs auteurs de les exploiter eux-mêmes et ne les dévaloriserait pas.
Or, la jurisprudence sur le contrôle de proportionnalité ne saurait valider cette thèse. La réalisation de prises de vues aériennes du Mont blanc, d'alpinistes et des refuges, ou des interviews de gendarmes sur le sujet de la sur-fréquentation du Mont blanc sont parfaitement libres et aucune des séquences empruntées ne comporte la captation d'événements d'actualité ou d'objets disparus et désormais impossibles à filmer. La société France télévisions pouvait tout aussi bien réaliser elle-même ces séquences de sorte que l'utilisation de l'œuvre  litigieuse de M. [C] n'était pas nécessaire à l'exercice de sa liberté d'expression et de son droit à l'information du public sur ce sujet d'intérêt général et que la protection du droit d'auteur de M. [C] sur son documentaire ne porte aucune atteinte à sa liberté d'expression. Dès lors, la sanction de la contrefaçon est justifiée et proportionnée ».

L’on a compris qu’il n’y avait aucune nécessité de reprendre cette création et France Télévision dispose de journalistes qui sont à même de se livrer sur le terrain à des reportages pour montrer cette surfréquentation du Mont Blanc. Le rejet de l’argument de la liberté d’expression est donc parfaitement justifié.

Droit d’auteur & liberté d’expression : et l’arrêt Spiegel ?

À vrai dire, il aurait être dû être plus fermement repoussé par le Tribunal judiciaire.
Depuis l’arrêt Utrillo où un argument semblable avait été soulevé (avec le même succès que l’on connait…), de l’eau a un peu coulé sous les ponts, si l’on peut s’exprimer ainsi. La Cour de justice a en effet jugé le 29 juillet 2019 dans l’arrêt Spiegel4 :

« La liberté d’information et la liberté de la presse, consacrées à l’article 11 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, ne sont pas susceptibles de justifier, en dehors des exceptions et des limitations prévues à l’article 5, paragraphes 2 et 3, de la directive 2001/29, une dérogation aux droits exclusifs de reproduction et de communication au public de l’auteur, visés respectivement à l’article 2, sous a), et à l’article 3, paragraphe 1, de cette directive.
Le juge national, dans le cadre de la mise en balance qu’il lui incombe d’effectuer, au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce concernée, entre les droits exclusifs de l’auteur visés à l’article 2, sous a), et à l’article 3, paragraphe 1, de la directive 2001/29, d’une part, et les droits des utilisateurs d’objets protégés visés par les dispositions dérogatoires de l’article 5, paragraphe 3, sous c), second cas de figure, et sous d), de cette directive, d’autre part, doit se fonder sur une interprétation de ces dispositions qui, tout en respectant leur libellé et en préservant leur effet utile, soit pleinement conforme aux droits fondamentaux garantis par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne »5.

Le mode d’emploi est donc simple. Le défenseur doit solliciter les exceptions des articles L. 122-5 et s (interprétées, il ne faut pas l’oublier, à la lumière des droits fondamentaux). S’il ne peut pas, il ne peut trouver son salut dans la liberté d’expression.

La vérité est que France Télévision ne pouvait pas invoquer la courte citation (même schéma dans l’affaire Utrillo). Voilà pourquoi elle a tenté malencontreusement sa chance sur le fondement de la liberté d’expression.

Droit de citation : objet et ampleur de la reprise

La motivation du juge sur le droit de citation est également intéressante. Après avoir rappelé la teneur de l’article L. 122-5 3° du CPI le Tribunal judicaire observe :

« Au cas d'espèce, le reportage télévisé le 6 août 2018 intitulé « Mont Blanc, victime de son succès » d'une durée de 4 minutes 4 secondes, œuvre citante, emprunte au reportage de M. [C] 13 plans fixes ou aériens et une séquence de 40 secondes pour total de 1 minute et 21 secondes.
La société France télévisions ne saurait être suivie lorsqu'elle soutient que l'œuvre citante est nécessairement le journal télévisé en son entier alors que celui-ci est divisé en séquences individualisées réalisées par des équipes distinctes et portant sur des thèmes différents, et qu'aucune autre séquence de ce journal ne cite le reportage de M. [C]. Ces extraits litigieux constituent une faible partie de l'œuvre citée qui dure 26 minutes et 26 secondes, mais le tiers de l'œuvre citante. Une telle proportion exclut la qualification de brève citation.
S'agissant de la capsule vidéo d'une durée de 1 minutes 10, en l'absence de mention de l'auteur, la société France télévisions est mal fondée à invoquer l'exception de brève citation. Au surplus, cette vidéo emprunte 54 secondes au reportage de M. [C], ce qui représente 77 % de son contenu, excluant la qualification de brève citation ».

Le praticien muni de son chronomètre pour mesurer le temps du diffusion des images de l’œuvre citée et de l’œuvre citante se pose souvent la question de savoir quelle œuvre audiovisuelle considérer dans ce cas de figure ? Le journal dans son entier ? Le reportage diffusé dans le journal ?6

Évidemment France Télévision tentait d’orienter le juge vers la considération du journal dans son entier mais cela ne tenait pas. Il convient de considérer le reportage dans le journal télévisé, le zapping dans l’émission de divertissement… Et dans ce cadre, il était évident que la citation n’était pas courte (les usages, tournent autour de 8 à10% de l’œuvre citée7). Au demeurant, la chaine de Télévision s’était bien gardée de citer le nom de l’auteur du documentaire.

Celle-ci est donc logiquement condamnée pour violation du droit de paternité et du droit au respect de l’œuvre (montage irrespectueux de la création) mais également pour une atteinte au droit patrimonial sur la base de l’idée que l’opérateur a fait des économies d’investissements.
Les condamnations financières ne sont pas très importantes (5000 euros pour le droit moral, 1500 pour le droit patrimonial) mais le jugement rappelle utilement et simplement des principes qui sont parfois perdus de vue.

Jean-Michel BRUGUIERE

1 TJ Paris 8 septembre 2023 RG n°22/04531

2 Civ. 1re, 13 nov. 2003 JurisData no 2007-040650

3 Notons juste que le tribunal rejette la demande en parasitisme économique en l’absence de faits distincts. « Le grief fait par M. [C] à la société France télévisions d'avoir accaparé le fruit de son travail, s'évitant ainsi des frais de tournage et d'envoi d'équipe sur le Mont blanc repose sur les mêmes faits que ses demandes au titre de la contrefaçon dont les conséquences ont été indemnisées ».

4 CJUE, 29 juill. 2019, aff. C-516-17, Spiegel Online c/ VolkerBeck : Propr. intell. 2019, n° 73, p. 32, obs. Bruguière 

5 Voir les réfés. citées supra.

6 Sur une telle interrogation voir M. Vivant et J.-M. Bruguière « Droit d’auteur et droits voisins », Précis Dalloz 2019, 4° éd. & 652 note n°10

7 M. Vivant et J.-M. Bruguière, op. cit.

Image par Canva
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