Le 10 juillet 2025, le juge Paul Oetken du Southern District of New York a rendu une décision marquante dans l’affaire Paul Lehrman et Linnea Sage v. Lovo, Inc. (24-CV-3770 (JPO)), examinant pour la première fois à ce niveau l’utilisation de voix humaines clonées par un système d’intelligence artificielle et les recours juridiques disponibles.
Cette décision, qui intervient sur une "motion to dismiss" du défendeur aborde des questions complexes de droit d’auteur, de droit des marques (Lanham Act), de droit à la personnalité et de protection des consommateurs, et soulève des enjeux inédits concernant les droits des artistes face aux technologies de synthèse vocale.
Les demandeurs, Paul Lehrman et Linnea Sage, sont des acteurs de voix professionnels basés à New York. Engagés via la plateforme Fiverr, ils avaient fourni des enregistrements vocaux en 2019 et 2020, moyennant respectivement 1 200 $ et 400 $. Ces enregistrements avaient été obtenus sous l’assurance qu’ils seraient utilisés uniquement à des fins de recherche internes et non diffusés.
Or, Lehrman et Sage découvrirent en 2023 que leurs voix avaient été intégrées dans le générateur vocal d’IA “Genny” de Lovo, rebaptisées “Kyle Snow” et “Sally Coleman”, puis commercialisées sans leur autorisation. Ils allèguent que leurs voix “clonées” sont devenues accessibles aux abonnés payants de Lovo pour des usages commerciaux allant des livres audio aux publicités. Ces clones furent même utilisés dans un podcast produit avec le MIT, où la voix de Lehrman fut jugée “virtuellement identique” par des auditeurs et collègues professionnels.
La plainte, déposée le 16 mai 2024 et amendée le 25 septembre 2024, invoque :
La défense de Lovo, par "motion" déposée le 25 novembre 2024, sollicitait le rejet intégral des prétentions, soutenant notamment que les voix ne sont pas protégeables par le droit des marques ni par le droit d’auteur et que les accords conclus via Fiverr ne l’engageaient pas juridiquement.
Le tribunal a estimé que les enregistrements de voix pouvaient relever du Copyright Act, mais a constaté des obstacles procéduraux : Lehrman et Sage n’avaient obtenu leurs enregistrements auprès de l’Office du copyright qu’après le dépôt de la plainte, ce qui, selon la jurisprudence, ne permet pas de fonder une action initiale.
Concernant la fausse affiliation, le juge Oetken a refusé de reconnaître une voix comme marque distinctive en soi. S’appuyant sur la jurisprudence Pirone v. MacMillan, Inc. (894 F.2d 579, 2d Cir. 1990), il a jugé que les voix des demandeurs étaient avant tout leur “produit” et non un indicateur d’origine commerciale susceptible de protection au titre du Lanham Act. Il a toutefois laissé ouverte la question pour des cas impliquant des voix célèbres associées à une marque personnelle.
En revanche, le tribunal a reconnu que les demandeurs avaient allégué de manière plausible une atteinte à leur droit à la voix, analogue au droit à l’image, prévu par les lois de l’État de New York. Ces dispositions protègent contre l’exploitation commerciale non autorisée de la voix d’une personne, y compris par des systèmes d’IA.
Le juge a jugé suffisantes les allégations de violation contractuelle, refusant le rejet des actions pour rupture de contrat, estimant que les échanges sur Fiverr et l’accord des parties sur les restrictions d’usage constituaient un contrat valide, potentiellement écrit au sens du Statute of Frauds.
Cette décision est pionnière en ce qu’elle aborde de front la question du clonage vocal par l’IA sous l’angle des droits de la personnalité et du contrat, tout en excluant la protection par le droit des marques. Elle marque une reconnaissance implicite des enjeux liés à l’identité vocale dans un contexte technologique, où les frontières entre création, reproduction et imitation deviennent floues.
Le juge Oetken souligne que l’affaire “pose des questions de première impression” et qu’elle pourrait avoir des conséquences importantes pour les acteurs de voix, l’industrie de l’IA et, plus largement, pour toute personne préoccupée par le contrôle de son identité numérique.
Conclusion
En rejetant partiellement la "motion" de Lovo, le tribunal a ouvert la voie à un procès sur les atteintes aux droits de la personnalité et à des demandes fondées sur la loi de l’État et la common law. Cette affaire, qui pourrait inspirer d’autres actions collectives de voix-off contre des entreprises d’IA, invite à une réflexion juridique profonde sur la protection des attributs de la personne à l’ère des technologies génératives.
Cet article constitue une analyse juridique réalisée par un avocat inscrit au barreau de Paris et spécialisée en droit français et européen de la propriété intellectuelle et des technologies. Il ne saurait remplacer une consultation auprès d’un avocat américain pour toute opinion ou conseil concernant l’application du droit des États-Unis.